L’hiver
semblait vouloir partir et il s'était installé là, pas loin du réchaud
qui ajoutait sa chaleur à celle délivrée par le chauffage central.
Cela lui faisait du bien. Peut être était-il en une santé que l'on
pouvait encore qualifier de bonne, mais les années passant, il sentait
ses pieds s'abandonner à la froidure d'une circulation sanguine de plus
en plus réticente à visiter ses extrémités.
A moitié endormi, il
crut voir sa fille passer et mettre une bouilloire sur le feu. Elle
était faite d'un verre résistant au feu, semi-transparent d’une couleur
ocre foncé.
Il lui vint à l'esprit qu'il allait bénéficier d'un
thé bien chaud qui, peut-être, réussirait à le sortir de sa torpeur à
laquelle il voulait tout autant résister que s'abandonner.
Vaincu par cette nouvelle tentative bien vaine de vouloir encore une fois, vouloir, mais quoi en fait ?...
Il sentit son corps comme s'affaler sur le dossier de son fauteuil.
Il regardait la bouilloire dans laquelle l'eau semblait encore inerte.
Bientôt quelques bulles remonteraient à la surface indiquant le début de la phase d'ébullition.
Déjà, il imaginait la suite, mais pour l'instant se sourdrait
inconsciemment dans son esprit l'idée du parallèle entre ce
bouillonnement annoncé et l'émergence de ses révoltes lorsque l'âge
arrivé, il commença à percevoir le monde dans sa réalité et son étendue
la plus noire.
Sa vie fut une alternance d'espoirs et de désespoirs.
Il avait été suffisamment riche d’entregent pour avoir pu fréquenter
des riches et suffisamment pauvre pour vivre la vie des pauvres.
Pourtant, il se disait que pour vivre réellement les pauvres, il lui
aurait fallu une vie entière à être pauvre alors que pour comprendre les
riches, il suffisait de si peu. Le temps de poser les œillères à une
monture dont la seule préoccupation n’est que de franchir la ligne
blanche de l'arrivée au terme d'un galop effréné.
On le disait
intelligent, mais dès qu'il se sentait considéré comme tel, tout juste
après s'être laissé brosser l'ego dans le sens du poil, il se dépêchait
de faire en sorte de démentir l'impression qu'il avait laissé échapper
l'espace d'un instant et qui pour lui ne lui semblait être qu’une
imposture.
Il devait être habité par une empathie permanente qui
lui faisait penser qu'il était difficile de croire en l'individu social
dès lors que la société des hommes n'arrêtait pas d'enfouir les
infortunes de l'humanité dans la mémoire sans fond des oublis.
Comment pouvait-on lui accorder une intelligence alors qu'il n'apportait
rien au monde sinon que par circonstance d'être un de ces maillons
inertes qui unit le passé au futur ?
La surface de l'eau dans la bouilloire commençait à s'agiter sous l'effet de sa prise de température...
Il se rappelait les révoltes des uns et des autres, celles du monde auxquelles il ne comprenait rien, croyait-il.
Si, peut-être...
Quel que part, le bavardage d'intellectuels dont les convictions
n'avaient que pour égal la croyance en un Dieu prétexte qui se
traduisait pour les uns par les cris de leurs revendications, auxquels
répondaient l'incompréhension feinte des autres.
Il se rappelait
aussi des guerres menées au titre des valeurs d'hier et déclenchées par
des puissants impuissants à élever la paix, celles qui aujourd'hui
perduraient et plus encore, celles au nom desquelles ils semblaient
croire aux utopies des lendemains qui finissent irrémédiablement par
déchanter.
Au fond, sa passivité apparente devant le brouhaha
général s'expliquait en partie par le fait qu'étant né pendant une
période d'atrocités que l'oubli des passés qualifie toujours de jamais
égalées, il ne comprenait pas que lors de ses vingt ans sonnés, les
guerres n'aient pas encore disparues de la planète.
Il se
rappelait de ses amours qu'il avait perdus, ceux qui n'avaient fait
qu'effleurer furtivement son esprit en passant, de l'amour qu'il avait
gardé et qui l'avait anéanti avant de s'approprier à lui seul l'espace
de ses souvenirs maintenant incertains.
Il se rappelait... Mais
il trouvait fatiguant ce tour de vie qui lui paraissait si fade. Que
dire sinon rien lorsque l'on n'a pas pris le temps de faire ?
Les bulles dans la bouilloire l'assourdissaient en éclatant à la surface de l'eau...
Il crut voir sa fille revenir pour mettre de côté le récipient bruyant.
Aussitôt le vacarme diminua. Des bulles plus petites et en moindre
nombre continuaient leur chant arythmique pour finir par s'enfuir dans
leur passé en instance d’oubli, laissant place à un silence qui devait
penser n'être là que par inadvertance.
C'est à cet instant qu'il choisit de partir.
Le 8 juin 2009, modifié 21/01/2020.
Transfert du blog Jminterroge Le Monde du 15 novembre 2010
Modifié le 21/01/2020